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geance la rendait d’autre part impossible. Azaïs s’est alors presque fâché :

« — Il n’a qu’à ne rien faire qu’il doive être honteux d’avouer, s’est-il écrié, d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

« C’est du reste un excellent homme ; même mieux que cela : un parangon de vertu et ce qu’on appelle : un cœur d’or ; mais ses jugements sont enfantins. Sa grande estime pour moi vient de ce qu’il ne me connaît pas de maîtresse. Il ne m’a pas caché qu’il avait espéré me voir épouser Laura ; il doute que Douviers soit le mari qui lui convienne, et m’a répété plusieurs fois : « Son choix m’étonne » ; puis a ajouté : « Enfin, je crois que c’est un honnête garçon… Que vous en semble ?… » À quoi j’ai dit :

« — Certainement. »

« À mesure qu’une âme s’enfonce dans la dévotion, elle perd le sens, le goût, le besoin, l’amour de la réalité. J’ai également observé cela chez Vedel, si peu que j’aie pu lui parler. L’éblouissement de leur foi les aveugle sur le monde qui les entoure, et sur eux-mêmes. Pour moi qui n’ai rien tant à cœur que d’y voir clair, je reste ahuri devant l’épaisseur de mensonge où peut se complaire un dévôt.

« J’ai voulu faire parler Azaïs sur Olivier, mais il s’intéresse surtout au petit Georges.

« — Ne lui laissez pas voir que vous savez ce que je vais vous dire, a-t-il commencé ; du reste, c’est tout à son honneur… Figurez-vous que votre jeune neveu et quelques-uns de ses camarades ont constitué une sorte de petite association, une ligue d’émulation