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qu’on ne partage pas sa croyance. Je m’indignais, les premiers temps que je fréquentais la famille, de voir ses petits enfants lui mentir. J’ai dû me mettre au pas.

« Le pasteur Prosper Vedel est trop occupé ; Mme Vedel, un peu niaise, enfoncée dans une rêverie poético-religieuse où elle perd tout sens du réel ; c’est le grand-père qui a pris en main l’éducation aussi bien que l’instruction des jeunes. Une fois par mois, du temps que j’habitais chez eux, j’assistais à une explication orageuse qui s’achevait sur de pathétiques effusions :

« — Désormais on se dira tout. Nous entrons dans une ère nouvelle de franchise et de sincérité. (Il emploie volontiers plusieurs mots pour dire la même chose — vieille habitude qui lui reste de son temps de pastorat.) On ne gardera pas d’arrière-pensées, de ces vilaines pensées de derrière la tête. On va pouvoir se regarder bien en face, et les yeux dans les yeux. N’est-ce pas ? C’est convenu.

« Après quoi l’on s’enfonçait un peu plus avant, lui dans la jobarderie, et ses enfants dans le mensonge.

« Ces propos s’adressaient en particulier à un frère de Laura, d’un an plus jeune qu’elle, que tourmentait la sève et qui s’essayait à l’amour. (Il a été faire du commerce dans les colonies et je l’ai perdu de vue.) Un soir que le vieux avait redit de nouveau cette phrase, je m’en fus le retrouver dans son bureau ; je tâchai de lui faire comprendre que cette sincérité qu’il exigeait de son petit-fils, son intransi-