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« — Et moi seize. Il y a dix ans de cela.

« Le moment n’était pas bien choisi pour remuer ces souvenirs ; je m’efforçais d’en détourner nos propos, tandis qu’elle m’y ramenait avec une inquiète insistance ; puis tout à coup, comme craignant de s’attendrir, elle me demanda si je me souvenais encore de Strouvilhou ?

« Strouvilhou était un pensionnaire libre, qui tourmentait beaucoup les parents de Laura à cette époque. Il était censé suivre des cours, mais, quand on lui demandait : lesquels ? ou quels examens il préparait, il répondait négligemment :

« — Je varie.

« On affectait, les premiers temps, de prendre pour des plaisanteries ses insolences, comme pour en émousser le tranchant, et lui-même les accompagnait d’un gros rire ; mais ce rire devint bientôt plus sarcastique, tandis que ses sorties se faisaient plus agressives, et je ne comprenais pas bien comment et pourquoi le pasteur tolérait un tel pensionnaire, si ce n’était pour des raisons financières, et parce qu’il conservait pour Strouvilhou une sorte d’affection, mêlée de pitié, et peut-être un vague espoir qu’il arriverait à le convaincre, je veux dire : à le convertir. Et je ne comprenais pas davantage pourquoi Strouvilhou continuait d’habiter la pension, quand il aurait si bien pu aller ailleurs ; car il ne semblait pas retenu comme moi par une raison sentimentale ; mais peut-être bien par le plaisir qu’évidemment il prenait à ces tournois avec le pauvre pasteur, qui se défendait mal et lui laissait toujours le beau rôle.