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« Il y avait foule. On crevait de chaleur. À part quelques « membres du corps enseignant », collègues de Douviers, société presque exclusivement protestante. Odeur puritaine très spéciale. L’exhalaison est aussi forte, et peut-être plus asphyxiante encore, dans les meetings catholiques ou juifs, dès qu’entre eux ils se laissent aller ; mais on trouve plus souvent parmi les catholiques une appréciation, parmi les juifs une dépréciation de soi-même, dont les protestants ne me semblent capables que bien rarement. Si les juifs ont le nez trop long, les protestants, eux, ont le nez bouché ; c’est un fait. Et moi-même je ne m’aperçus point de la particulière qualité de cette atmosphère aussi longtemps que j’y demeurai plongé. Je ne sais quoi d’ineffablement alpestre, paradisiaque et niais.

« Dans le fond de la salle, une table dressée en buffet ; Rachel, sœur aînée de Laura, et Sarah, sa sœur cadette, secondées par quelques jeunes filles à marier, leurs amies, offraient le thé…

« Laura, dès qu’elle m’a vu, m’a entraîné dans le bureau de son père, où se tenait déjà tout un synode. Réfugiés dans l’embrasure d’une fenêtre, nous avons pu causer sans être entendus. Sur le bord du chambranle, nous avions jadis inscrit nos deux noms.

« — Venez voir. Ils y sont toujours, me dit-elle. Je crois bien que personne ne les a remarqués. Quel âge aviez-vous alors ?

« Au-dessous des noms, nous avions inscrit une date. Je calculai :

« — Vingt-huit ans.