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« Beaucoup réfléchi à ce que m’a dit X. Il ne connaît rien de ma vie, mais je lui ai exposé longuement mon plan des Faux-Monnayeurs. Son conseil m’est toujours salutaire ; car il se place à un point de vue différent du mien. Il craint que je ne verse dans le factice et que je ne lâche le vrai sujet pour l’ombre de ce sujet dans mon cerveau. Ce qui m’inquiète, c’est de sentir la vie (ma vie) se séparer ici de mon œuvre, mon œuvre s’écarter de ma vie. Mais, ceci, je n’ai pas pu le lui dire. Jusqu’à présent, comme il sied, mes goûts, mes sentiments, mes expériences personnelles alimentaient tous mes écrits ; dans mes phrases les mieux construites, encore sentais-je battre mon cœur. Désormais, entre ce que je pense et ce que je sens, le lien est rompu. Et je doute si précisément ce n’est pas l’empêchement que j’éprouve à laisser parler aujourd’hui mon cœur qui précipite mon œuvre dans l’abstrait et l’artificiel. En réfléchissant à ceci, la signification de la fable d’Apollon et de Daphné m’est brusquement apparue : heureux, ai-je pensé, qui peut saisir dans une seule étreinte le laurier et l’objet même de son amour.

« J’ai raconté ma rencontre avec Georges si longuement que j’ai dû m’arrêter au moment où Olivier entrait en scène. Je n’ai commencé ce récit que pour parler de lui, et je n’ai su parler que de Georges. Mais, au moment de parler d’Olivier, je comprends que le désir de différer ce moment était cause de ma lenteur. Dès que je le vis, ce premier jour, dès qu’il se fut assis à la table de famille, dès mon premier