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que le surveillant ne s’aperçut de rien. Puis l’enfant releva la tête de nouveau, espérant cette fois être quitte. Mais non ; mon regard était toujours là ; comme l’œil de Caïn ; seulement mon œil à moi souriait. Je voulais lui parler ; j’attendais qu’il quittât la devanture pour l’aborder ; mais il ne bougeait pas et restait en arrêt devant les livres, et je compris qu’il ne bougerait pas tant que je le fixerais ainsi. Alors, comme on fait à « quatre coins » pour inviter le gibier fictif à changer de gîte, je m’écartai de quelques pas, comme si j’en avais assez vu. Il partit de son côté ; mais il n’eut pas plus tôt gagné le large que je le rejoignis.

« — Qu’est-ce que c’était que ce livre ? lui demandai-je à brûle-pourpoint, en mettant toutefois dans le ton de ma voix et sur mon visage le plus d’aménité que je pus.

« Il me regarda bien en face et je sentis tomber sa méfiance. Il n’était peut-être pas beau, mais quel joli regard il avait ! J’y voyais toute sorte de sentiments s’agiter comme des herbes au fond d’un ruisseau.

« — C’est un guide d’Algérie. Mais ça coûte trop cher. Je ne suis pas assez riche.

« — Combien ?

« — Deux francs cinquante.

« — N’empêche que si tu n’avais pas vu que je te regardais, tu filais avec le livre dans ta poche.

« Le petit eut un mouvement de révolte et, se rebiffant, sur un ton très vulgaire :

« — Non, mais, des fois… que vous me prendriez