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terrasse de restaurant, il s’empara sans façons d’un cure-dents (ils étaient en petits faisceaux sur les tables), qu’il allait grignoter devant le bureau de consigne, pour avoir l’air rassasié. Heureux d’avoir pour lui sa bonne mine, l’élégance de son costume, la distinction de sa tenue, la franchise de son sourire et de son regard, enfin ce je ne sais quoi dans l’allure où l’on sent ceux qui, nourris dans le bien-être, n’ont besoin de rien, ayant tout. Mais tout cela se fripe, à dormir sur les bancs.

Il eut une soûleur, quand l’employé lui demanda dix centimes de garde. Il n’avait plus un sou. Que faire ? La valise était là, sur le buttoir. Le moindre manque d’assurance allait donner l’éveil ; et aussi le manque d’argent. Mais le démon ne permettra pas qu’il se perde ; il glisse sous les doigts anxieux de Bernard, qui vont fouillant de poche en poche, dans un simulacre de recherche désespérée, une petite pièce de dix sous oubliée depuis on ne sait quand, là, dans le gousset de son gilet. Bernard la tend à l’employé. Il n’a rien laissé paraître de son trouble. Il s’empare de la valise et d’un geste simple et honnête, empoche les sous qu’on lui rend. Ouf ! Il a chaud. Où va-t-il aller ? Ses jambes se dérobent sous lui et la valise lui paraît lourde. Que va-t-il en faire ?… Il songe tout à coup qu’il n’en a pas la clef. Et non ; et non ; et non ; il ne forcera pas la serrure ; il n’est pas un voleur, que diable !… Si du moins il savait ce qu’il y a dedans. Elle pèse à son bras. Il est en nage. Il s’arrête un instant ; pose son faix sur le trottoir. Certes, il entend bien la rendre, cette valise ; mais il