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pour en détacher quelques cristaux. Mais pour se dire cela ne faut-il pas déjà aimer un peu moins ?

« C’est par un tel raisonnementique X, dans mon livre, s’efforcera de se détacher de Z — et surtout s’efforcera de la détacher de lui.

« 28 Octobre. — On parle sans cesse de la brusque cristallisation de l’amour. La lente décristallisation, dont je n’entends jamais parler, est un phénomène psychologique qui m’intéresse bien davantage. J’estime qu’on le peut observer, au bout d’un temps plus ou moins long, dans tous les mariages d’amour. Il n’y aura pas à craindre cela pour Laura, certes (et c’est tant mieux), si elle épouse Félix Douviers, ainsi que le lui conseillent la raison, sa famille, et moi-même. Douviers est un très honnête professeur, plein de mérites, et très capable dans sa partie (il me revient qu’il est très apprécié par ses élèves) — en qui Laura va découvrir, à l’usage, d’autant plus de vertus qu’elle s’illusionnera moins par avance ; quand elle parle de lui, je trouve même que, dans la louange, elle reste plutôt en deçà. Douviers vaut mieux que ce qu’elle croit.

« Quel admirable sujet de roman : au bout de quinze ans, de vingt ans de vie conjugale, la décristallisation progressive et réciproque des conjoints ! Tant qu’il aime et veut être aimé, l’amoureux ne peut se donner pour ce qu’il est vraiment, et, de plus, il ne voit pas l’autre — mais bien, en son lieu, une idole qu’il pare, et qu’il divinise, et qu’il crée.