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père ? Mon cœur, vidé de tout, s’emplit d’amour. Au prix de tous mes biens, j’avais acheté la ferveur.

— Étais-tu donc heureux loin de moi ?

— Je ne me sentais pas loin de vous.

— Alors qu’est-ce qui t’a fait revenir ? Parle.

— Je ne sais. Peut-être la paresse.

— La paresse, mon fils ! Eh quoi ! Ce ne fut pas l’amour ?

— Père, je vous l’ai dit, je ne vous aimai jamais plus qu’au désert. Mais j’étais las, chaque matin, de poursuivre ma subsistance. Dans la maison, du moins, on mange bien.

— Oui, des serviteurs y pourvoient. Ainsi, ce qui t’a ramené, c’est la faim.

— Peut-être aussi la lâcheté, la maladie… À la longue cette hasardeuse nourriture m’affaiblit ; car je me nourrissais de fruits sauvages, de sauterelles et de miel. Je supportais de plus en plus mal l’inconfort qui d’abord attisait ma ferveur. La nuit, quand j’avais froid, je songeais que mon lit était bien bordé chez mon père ; quand je jeûnais, je songeais que, chez mon père, l’abondance des mets servis outrepassait toujours ma faim. J’ai fléchi ; pour lutter plus longtemps je ne me sentais plus assez courageux, assez fort, et cependant…

— Donc le veau gras d’hier t’a paru bon ?

Le fils prodigue se jette en sanglotant le visage contre terre :

— Mon père ! mon père ! Le goût sauvage des glands doux demeure malgré tout dans ma bouche. Rien n’en saurait couvrir la saveur.