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aucun des autres ne me voyant plus, comme je n’avais plus de forces et que je sentais le passé revenir, la tête dans les mains je pleurai misérablement…

… Sur la prairie semée de pimprenelles le soir tomba : alors je fis une prière, puis m’étant levé je regagnai la barque délaissée.

Ellis dans la barque lisait le Petit Traité de la Contingence : exaspéré j’arrachai de ses mains le livre et l’ayant jeté dans le fleuve : Ne sais-tu pas, m’écriai-je. Ellis malheureuse. que le livre est la tentation ? Et nous sommes partis pour des actions glorieuses… — Glorieuses ? fit Ellis en regardant la morne plaine. — Oh ! je sais qu’il n’y paraît pas : je sais tout ce que tu peux dire : tais-toi ! tais-toi ! — Sinon j’aurais pleuré encore ; et pour lui cacher mon visage je regardais fixement l’eau du fleuve. Les compagnons revinrent un à un, et quand tous dans la barque nous fûmes de nouveau rassemblés, nous sentîmes si bien chacun le désespoir de tous les autres, que nous n’osions pas demander si tel non plus n’avait rien vu ; mais chacun, par décence, déguisant d’une vaine phrase la vacuité de sa