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noire. Il s’était dressé sur chaque rive une allée de cyprès : il tombait de chaque branche une ombre g-rave, pesante à nos âmes. On entendait en un rythme imposé tomber nos rames sur le fleuve, puis l’eau par la rame soulevée retomber comme de lourdes larmes ; on n’entendait rien d’autre. Penché vers l’eau, on voyait sa face agrandie enveloppée de ténèbres, car à cause des cyprès qui étaient devenus gigantesques, l’eau ne reflétait plus le ciel. Nous regardions souvent l’eau noire, et souvent nos visages dans l’eau. Ellis divaguait dans le fond de la barque et récitait des prophéties. Nous comprenions que nous étions parvenus au point suprême de notre histoire. Et bientôt en effet les cyprès gigantesques décrurent. Mais nous étions trop accablés par le silence et par l’ombre pour nous étonner beaucoup d’une chose déconcertante : l’eau recommençait de couler, mais de couler dans l’autre sens. Nous redescendions maintenant le cours du mystérieux fleuve. Et comme en une histoire qu’on relit à l’envers, ou comme en le reflet du passé, nous reprenions notre voyage ; nous