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la porte étroite

« S’il ne suffisait pas, ce ne serait pas le bonheur » — m’avais-tu dit, t’en souviens-tu ? Et je n’avais su que répondre. — Non, Jérôme, il ne nous suffit pas. Jérôme, il ne doit pas nous suffire. Ce contentement plein de délices, je ne puis le tenir pour véritable. N’avons-nous pas compris cet automne quelle détresse il recouvrait ?…

Véritable ! ah ! Dieu nous garde qu’il le soit ! nous sommes nés pour un autre bonheur…

Ainsi que notre correspondance naguère gâta notre revoir de l’automne, le souvenir de ta présence d’hier désenchante ma lettre aujourd’hui. Qu’est devenu ce ravissement que j’éprouvais à t’écrire ? Par les lettres, par la présence, nous avons épuisé tout le pur de la joie à laquelle notre amour peut prétendre. Et maintenant, malgré moi, je m’écrie comme Orsino du Soir des Rois : « Assez ! pas davantage ! Ce n’est plus aussi suave que tout à l’heure. »

Adieu mon ami. Hic incipit amor Dei. Ah ! sauras-tu jamais combien je t’aime… Jusqu’à la fin je serai ton

Alissa. »