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la porte étroite

me défendre ? La beauté même de ce pays, que je sens, que je constate du moins, ajoute encore à mon inexplicable tristesse… Quand tu m’écrivais d’Italie, je savais voir à travers toi toute chose ; à présent il me semble que je te dérobe tout ce que je regarde sans toi. Enfin, je m’étais fait, à Fongueusemare et au Havre, une vertu de résistance à l’usage des jours de pluie ; ici cette vertu n’est plus de mise, et je reste inquiète de la sentir sans emploi. Le rire des gens et du pays m’offusque ; peut-être que j’appelle être triste simplement n’être pas aussi bruyant qu’eux… Sans doute auparavant il entrait quelque orgueil dans ma joie car, à présent, parmi cette gaieté étrangère, c’est quelque chose comme de l’humiliation que j’éprouve.

À peine ai-je pu prier depuis que je suis ici : j’éprouve le sentiment enfantin que Dieu n’est plus à la même place. Adieu ; je te quitte bien vite ; j’ai honte de ce blasphème, de ma faiblesse, de ma tristesse, et de l’avouer, et de t’écrire tout ceci, que je déchirerais demain, si le courrier ne l’emportait ce soir… »