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la porte étroite

Normandie ne m’avait paru si belle. J’ai fait avant-hier, seule, à pied, une énorme promenade à travers champs, au hasard ; je suis rentrée plus exaltée que lasse, tout ivre de soleil et de joie. Que les meules, sous l’ardent soleil, étaient belles ! Je n’avais pas besoin de me croire en Italie pour trouver tout admirable.

Oui, mon ami, c’est une exhortation à la joie, comme tu dis, que j’écoute et comprends dans « l’hymne confus » de la nature. Je l’entends dans chaque chant d’oiseau ; je la respire dans le parfum de chaque fleur, et j’en viens à ne comprendre plus que l’adoration comme seule forme de la prière — redisant avec saint François : Mon Dieu ! Mon Dieu ! « e non altro », le cœur empli d’un inexprimable amour.

Ne crains pas toutefois que je tourne à l’ignorantine ! J’ai beaucoup lu ces derniers temps ; quelques jours de pluie aidant, j’ai comme replié mon adoration dans les livres… Achevé Malebranche et tout aussitôt pris les Lettres à Clarke de Leibnitz. Puis, pour me reposer, ai lu les Cenci de Shelley — sans plaisir ; lu La Sensitive