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L’IMMORALISTE

joint en nos esprits, à l’idée d’un mariage, la vision d’un quai de départ.

Je connaissais très peu ma femme et pensais, sans en trop souffrir, qu’elle ne me connaissait pas plus. Je l’avais épousée sans amour, beaucoup pour complaire à mon père, qui, mourant, s’inquiétait de me laisser seul. J’aimais mon père tendrement ; occupé par son agonie, je ne songeai, en ces tristes moments, qu’à lui rendre sa fin plus douce ; et ainsi j’engageai ma vie sans savoir ce que pouvait être la vie. Nos fiançailles au chevet du mourant furent sans rires, mais non sans grave joie, tant la paix qu’en obtint mon père fut grande. Si je n’aimais pas, dis-je, ma fiancée, du moins n’avais-je jamais aimé d’autre femme. Cela suffisait à mes yeux pour assurer notre bonheur ; et, m’ignorant encore moi-même, je crus me donner tout à elle. Elle était orpheline aussi et vivait avec ses deux frères. Marceline avait à peine vingt ans ; j’en avais quatre de plus qu’elle.