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brés, les traits durs. Ils semblaient de type étranger, et j’appris plus tard, en effet, que leur mère était Espagnole. Je m’étonnai d’abord qu’elle eût pu venir jusqu’ici, mais Heurtevent, un vagabond fieffé dans sa jeunesse, l’avait, paraît-il, épousée en Espagne. Il était pour cette raison assez mal vu dans le pays. La première fois que j’avais rencontré le plus jeune des fils, c’était, il m’en souvient, sous la pluie ; il était seul, assis sur une charrette au plus haut d’un entassement de fagots ; et là, tout renversé parmi les branches, il chantait, ou plutôt gueulait, une espèce de chant bizarre et tel que je n’en avais jamais ouï dans le pays. Les chevaux qui traînaient la charrette, connaissant le chemin, avançaient sans être conduits. Je ne puis dire l’effet que ce chant produisit sur moi ; car je n’en avais entendu de pareil qu’en Afrique… Le petit, exalté, paraissait ivre ; quand je passai, il ne me regarda même pas. Le lendemain, j’appris que c’était un fils de Heurtevent. C’était