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La présence de Bocage me gênait, il me fallait, quand il venait, jouer au maître, et je n’y trouvais plus aucun goût. Je commandais encore, il le fallait, et dirigeais à ma façon les travailleurs ; mais je ne montais plus à cheval, par crainte de les dominer trop. – Mais, malgré les précautions que je prenais pour qu’ils ne souffrissent plus de ma présence et ne se contraignissent plus devant moi, je restais devant eux, comme auparavant, plein de curiosité mauvaise. L’existence de chacun d’eux me demeurait mystérieuse. Il me semblait toujours qu’une partie de leur vie se cachait. Que faisaient-ils, quand je n’étais plus là ? Je ne consentais pas qu’ils ne s’amusassent pas plus. – Et je prêtais à chacun d’eux un secret que je m’entêtais à désirer connaître. Je rôdais, je suivais, j’épiais. Je m’attachais aux plus frustes natures, comme si, de leur obscurité, j’attendais, pour m’éclairer, quelque lumière.

Un surtout m’attirait : il était assez beau, grand, point stupide, mais uniquement mené