Page:Gide - L’Immoraliste.djvu/192

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tais de mettre à les interroger, bientôt ils supportèrent mieux ma présence. J’entrais toujours plus en contact avec eux. Non content de les suivre au travail, je voulais les voir à leurs jeux ; leurs obtuses pensées ne m’intéressaient guère, mais j’assistais à leurs repas, j’écoutais leurs plaisanteries, surveillais amoureusement leurs plaisirs. C’était, dans une sorte de sympathie, pareille à celle qui faisait sursauter mon cœur aux sursauts de celui de Marceline, c’était un immédiat écho de chaque sensation étrangère – non point vague, mais précis, aigu. Je sentais en mes bras la courbature du faucheur ; j’étais las de sa lassitude ; la gorgée de cidre qu’il buvait me désaltérait ; je la sentais glisser dans sa gorge ; un jour, en aiguisant sa faux, l’un s’entailla profondément le pouce : je ressentis sa douleur, jusqu’à l’os.

Il me semblait, ainsi, que ma vue ne fût plus seule à m’enseigner le paysage, mais que je le sentisse encore par une sorte d’attouchement qu’illimitait cette bizarre sympathie.