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mon aise. Le cheval que montait Charles était plus lourd, sans race, mais point désagréable à voir ; surtout, Charles le montait bien. Nous prîmes l’habitude de sortir un peu chaque jour ; de préférence, nous partions de grand matin, dans l’herbe claire de rosée ; nous gagnions la limite des bois ; des coudres ruisselants, secoués au passage, nous trempaient ; l’horizon tout à coup s’ouvrait ; c’était la vaste vallée d’Auge ; au loin on soupçonnait la mer. Nous restions un instant, sans descendre ; le soleil naissant colorait, écartait, dispersait les brumes ; puis nous repartions au grand trot ; nous nous attardions sur la ferme ; le travail commençait à peine ; nous savourions cette joie fière, de devancer et de dominer les travailleurs ; puis brusquement nous les quittions ; je rentrais à la Morinière, au moment que Marceline se levait.

Je rentrais ivre d’air, étourdi de vitesse, les membres engourdis un peu d’une voluptueuse lassitude, l’esprit plein de santé,