Page:Gide - Isabelle.djvu/170

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
166
ISABELLE

restait sans me répondre ; brusquement il me saisit par le bras et m’entraîna vers la pelouse qui s’étendait devant le perron du salon. Là gisait le cadavre d’un chêne énorme, sous lequel je me souvins de m’être abrité de la pluie à l’automne : autour de lui s’entassaient en bûches et en fagots ses branches dont, avant de l’abattre, on l’avait dépouillé.

— Savez-vous combien ça vaut, un arbre comme ça ? me dit-il : Douze pistoles. Et savez-vous combien ils l’ont payé ? — Celui-là tout comme les autres… Cent sous.

Je ne savais pas que dans ce pays ils appelaient pistoles les écus de dix francs ; mais ce n’était pas le moment de demander un éclaircissement. Gratien parlait d’une voix contractée. Je me tournai vers lui ; il essuya du revers de sa main, sur son visage, larmes ou sueur puis, serrant les poings :

— Oh ! les bandits ! les bandits ! Quand je les entends taper du couperet ou de la hache. Monsieur, je deviens fou ; leurs coups