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quemment que je ne me retiens point de vous lire encore ces passages. C’est, je crois, la dernière citation que je ferai de sa correspondance. Cette lettre est du 31 mars 1865[1].

…Je vais vous narrer mon histoire durant ce laps de temps. D’ailleurs pas toute. C’est impossible, car, en pareil cas, on ne raconte jamais dans les lettres les choses essentielles. Il y a des choses que je ne puis raconter tout simplement. C’est pourquoi je me bornerai à vous donner un rapide aperçu de la dernière année de ma vie.

Vous savez probablement qu’il y a quatre ans, mon frère entreprit l’édition d’une revue. J’y collaborais. Tout allait bien. Ma Maison des morts avait obtenu un succès considérable qui avait rénové ma réputation littéraire. Mon frère, en commençant l’édition, avait beaucoup de dettes ; elles allaient être payées, quand tout d’un coup, en mai 1863, la revue fut interdite à cause d’un article véhément et patriotique, qui, compris de travers, fut jugé comme une protestation contre les actes du gouvernement et l’opinion publique. Ce coup l’acheva ; il fit dettes sur dettes ; sa santé commença à s’altérer. Moi, à ce moment, je n’étais pas près de lui ; j’étais à Moscou, au chevet de ma femme mourante. Oui, Alexandre Égorovitch, oui, mon cher ami ! Vous m’écriviez, vous compatissiez à la perte cruelle qu’a été pour moi la mort de mon ange, de mon frère Michel, et vous ne saviez pas jusqu’à quel point le sort m’écrasait. Un autre être qui m’aimait, et que j’aimais infiniment, ma femme, est morte de phtisie à Moscou,

  1. V. Correspondance (trad. Bienstock), Mercure de France.