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On nous donnait à manger du pain et du schtschi[1] où le règlement prescrivait de mettre un quart de livre de viande par homme. Mais cette viande était hachée, et je n’ai jamais pu la découvrir. Les jours de fête, nous avions du cacha[2], presque sans beurre ; pendant le carême, de la choucroute à l’eau, rien de plus. Mon estomac s’est extrêmement débilité, j’ai été plus d’une fois malade. Juge s’il eût été possible de vivre sans argent ! Si je n’en avais pas eu, que serais-je devenu ? Les forçats ordinaires ne pouvaient pas plus que nous se contenter de ce régime ; mais ils font tous, à l’intérieur de la caserne, un petit commerce et gagnent quelques kopeks. Moi, je buvais du thé et j’obtenais quelquefois pour de l’argent le morceau de viande qui m’était dû ; c’est ce qui m’a sauvé. De plus, il aurait été impossible de ne pas fumer, on aurait été asphyxié dans une telle atmosphère ; mais il fallait se cacher.

J’ai passé plus d’un jour à l’hôpital. J’ai eu des crises d’épilepsie ; rares, il est vrai. J’ai encore des douleurs rhumatismales aux pieds. À part cela, ma santé est bonne. À tous ces désagréments, ajoute la presque complète privation de livres. Quand je pouvais par hasard m’en procurer un, il fallait le lire furtivement, au milieu de l’incessante haine de mes camarades, de la tyrannie de nos gardiens, et au bruit des disputes, des injures, des cris, dans un perpétuel tapage. Jamais seul ! Et cela quatre ans, quatre ans ! Parole ! Dire que nous étions mal, ce n’est pas assez dire ! Ajoute cette appréhension continuelle de commettre quelque infraction, qui met l’esprit

  1. Soupe à la choucroute aigre.
  2. Gruau cuit.