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J’ai lu tout récemment dans une interview de M. Henry Bordeaux, une phrase qui m’a un peu étonné : « Il faut d’abord chercher à se connaître », disait-il. L’interviewer aura mal compris. — Certes un littérateur qui se cherche court un grand risque ; il court le risque de se trouver. Il n’écrit plus dès lors que des œuvres froides, conformes à lui-même, résolues. Il s’imite lui-même. S’il connaît ses lignes, ses limites, c’est pour ne plus les dépasser. Il n’a plus peur d’être insincère ; il a peur d’être inconséquent. Le véritable artiste reste toujours à demi inconscient de lui-même, lorsqu’il produit. Il ne sait pas au juste qui il est. Il n’arrive à se connaître qu’à travers son œuvre, que par son œuvre, qu’après son œuvre… Dostoïevsky ne s’est jamais cherché ; il s’est éperdument donné dans son œuvre. Il s’est perdu dans chacun des personnages de ses livres ; et c’est pourquoi dans chacun d’eux on le retrouve. Nous verrons tout à l’heure son excessive maladresse, dès qu’il parle en son propre nom ; son éloquence, tout au contraire, lorsque ses propres idées sont exprimées par ceux qu’il anime. C’est en leur prêtant vie qu’il se trouve. Il vit en chacun d’eux, et cet abandon de soi dans leur diversité a pour premier effet de protéger ses propres inconséquences.

Je ne connais pas d’écrivain plus riche en contradictions et en inconséquences que Dostoïevsky ; Nietzsche dirait : « en antagonismes ».