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particuliers personnages de Dickens, aussi puissamment dessinés et peints que n’importe quel portrait d’aucune littérature. Écoutez ceci :

Il y a des gens dont il est difficile de dire quelque chose qui les présente d’emblée sous leur aspect le plus caractéristique ; ce sont ceux qu’on appelle communément les hommes « ordinaires », la « masse », et qui, en effet, constituent l’immense majorité de l’espèce humaine. À cette vaste catégorie appartiennent plusieurs des personnages de notre récit, et notamment Gabriel Ardalionovitch.

Voici donc un personnage qu’il va être particulièrement difficile de caractériser. Que va-t-il parvenir à en dire :

Presque depuis l’adolescence, Gabriel Ardalionovitch avait été tourmenté par le sentiment constant de sa médiocrité, en même temps que par l’envie irrésistible de se convaincre qu’il était un homme supérieur. Plein d’appétits violents, il avait, pour ainsi dire, les nerfs agacés de naissance, et il croyait à la force de ses désirs parce qu’ils étaient impétueux. Sa rage de se distinguer le poussait parfois à risquer le coup de tête le plus inconsidéré, mais toujours au dernier moment notre héros se trouvait trop raisonnable pour s’y résoudre. Cela le tuait[1].

et voici pour un des personnages les plus effacés. Il faut ajouter que les autres, les grandes figures du premier plan, il ne les peint pas, pour ainsi dire, mais les laisse se peindre elles-mêmes, tout

  1. L’Idiot, I, pp. 193-194