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ment après avoir dit cela, il me faut ajouter : il ne l’aborde jamais d’une manière abstraite, les idées n’existent jamais chez lui qu’en fonction de l’individu ; et c’est là ce qui fait leur perpétuelle relativité ; c’est là ce qui fait également leur puissance. Tel ne parviendra à cette idée sur Dieu, la Providence et la vie éternelle que parce qu’il sait qu’il doit mourir dans peu de jours ou d’heures (c’est Hippolyte de l’Idiot), tel autre dans les Possédés édifie toute une métaphysique où déjà Nietzsche est en germe, en fonction de son suicide, et parce qu’il doit se tuer dans un quart d’heure — et l’on ne sait plus, en l’entendant parler, s’il pense cela parce qu’il doit se tuer, ou s’il doit se tuer parce qu’il pense cela. Tel autre enfin, le prince Muichkine, ses plus extraordinaires, ses plus divines intuitions, c’est à l’approche de la crise d’épilepsie qu’il les doit. Et de cette remarque je ne veux point tirer pour le moment d’autre conclusion que ceci : que les romans de Dostoïevsky, tout en étant les romans — et j’allais dire les livres — les plus chargés de pensée, ne sont jamais abstraits, mais restent aussi les romans, les livres les plus pantelants de vie que je connaisse.

Et c’est pourquoi, si représentatifs que soient les personnages de Dostoïevsky, jamais on ne les voit quitter l’humanité pour ainsi dire, et devenir symboliques. Ce ne sont plus jamais des types comme dans notre comédie classique ; ils restent des individus, aussi spéciaux que les plus