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à la fois le rend si grand, si important pour quelques-uns, si insupportable pour beaucoup d’autres.

Et je ne prétends pas un instant que l’Occidental, le Français, soit de part en part et uniquement un être de société, qui n’existe qu’avec un costume : les Pensées de Pascal sont là, les Fleurs du mal, livres graves et solitaires, et néanmoins aussi français que n’importe quels autres livres de notre littérature. Mais il semble qu’un certain ordre de problèmes, d’angoisses, de passions, de rapports, soient réservés au moraliste, au théologien, au poète et que le roman n’ait que faire de s’en laisser encombrer. De tous les livres de Balzac, Louis Lambert est sans doute le moins réussi ; en tout cas, ce n’était qu’un monologue. Le prodige réalisé par Dostoïevsky, c’est que chacun de ses personnages, et il en a créé tout un peuple, existe d’abord en fonction de lui-même, et que chacun de ces êtres intimes, avec son secret particulier, se présente à nous dans toute sa complexité problématique ; le prodige, c’est que ce sont ces problèmes que vivent chacun de ses personnages, et je devrais dire : qui vivent aux dépens de chacun de ses personnages — ces problèmes qui se heurtent, se combattent et s’humanisent pour agoniser ou pour triompher devant nous.

Il n’y a pas de question si haute que le roman de Dostoïevsky ne l’aborde. Mais, immédiate-