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Arnold Bennett, annonçant la traduction de Mrs Constance Garnett, souhaite que tous les romanciers et nouvellistes anglais puissent se mettre à l’école « des plus puissantes œuvres d’imagination que personne ait jamais écrites » ; et, parlant plus spécialement des Frères Karamazov : « Là, dit-il, la passion atteint à sa plus haute puissance. Ce livre nous présente une douzaine de figures absolument colossales.  »

Qui dira si jamais ces « colossales figures » se sont adressées, en Russie même, à personne autant qu’à nous, directement, et si, avant aujourd’hui, leur voix pouvait paraître aussi urgente ? Ivan, Dmitri, Aliocha, les trois frères, si différents et si consanguins à la fois, que suit et inquiète partout l’ombre piteuse de Smerdiakoff, leur laquais et leur demi-frère. L’intellectuel Ivan, le passionné Dmitri, Aliocha le mystique, semblent à eux trois se partager le monde moral que déserte honteusement leur vieux père, — et je les sais exercer déjà sur maints jeunes gens une domination indiscrète ; leur voix ne nous paraît déjà plus étrangère ; que dis-je ? c’est en nous que nous les entendons dialoguer. Toutefois, nul symbolisme intempestif dans la construction de cette œuvre ; on sait qu’un vulgaire fait divers, une « cause » ténébreuse, que prétendit éclaircir la subtile sagacité du psychologue, servit de premier prétexte à ce livre. Rien de plus constamment