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lemment retrouver ; mais, par ce même geste, il écartait, hélas ! les plus significatives, les plus ardues sans doute, mais nous pouvons oser le dire aujourd’hui, les plus belles. Cette prudence était, penseront certains, nécessaire, comme peut-être il avait été nécessaire d’habituer le public à la Symphonie pastorale, de l’acclimater lentement, avant de lui servir la Symphonie avec chœurs. S’il fut bon d’attarder et de limiter les premières curiosités aux Pauvres Gens, à la Maison des morts, et à Crime et châtiment, il est temps aujourd’hui que le lecteur affronte les grandes œuvres : l’Idiot, les Possédés, et surtout les Frères Karamazov.

Ce roman est la dernière œuvre de Dostoïevsky. Ce devait être le premier d’une série. Dostoïevsky avait alors cinquante-neuf ans ; il écrivait :

Je constate souvent avec peine que je n’ai pas exprimé, littéralement, la vingtième partie de ce que j’aurais voulu, et peut-être même pu exprimer. Ce qui me sauve, c’est l’espoir habituel qu’un jour Dieu m’enverra tant de force et d’inspiration, que je m’exprimerai plus complètement, bref que je pourrai exposer tout ce que je renferme dans mon cœur et dans ma fantaisie.

Il était de ces rares génies qui s’avancent d’œuvre en œuvre, par une sorte de progression continue, jusqu’à ce que la mort les vienne brusquement interrompre. Aucun fléchissement dans cette fougueuse vieillesse, non plus que