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« Voilà que tout d’un coup je me suis trouvé seul ; et j’ai ressenti de la peur. C’est devenu terrible ! Ma vie est brisée en deux. D’un côté le passé avec tout ce pour quoi j’avais vécu, de l’autre l’inconnu sans un seul cœur pour me remplacer les deux disparus. Littéralement il ne me restait pas de raison de vivre. Se créer de nouveaux liens, inventer une nouvelle vie ? Cette pensée seule me fait horreur. Alors pour la première fois j’ai senti que je n’avais pas de quoi les remplacer, que je n’aimais qu’eux seuls au monde, et qu’un nouvel amour non seulement ne serait pas mais ne devait pas être. » Mais quinze jours après, il écrit : « De toutes les réserves de force et d’énergie, dans mon âme est resté quelque chose de trouble et de vague, quelque chose voisin du désespoir. Le trouble, l’amertume, l’état le plus anormal pour moi… Et de plus je suis seul !… Cependant il me semble toujours que je me prépare à vivre. C’est ridicule, n’est-ce pas ? La vitalité du chat ! » — Il a quarante-quatre ans alors ; et moins d’un an après, il se remarie.

À vingt-huit ans déjà, enfermé dans la forteresse préventive, en attendant la Sibérie, il s’écriait : « Je vois maintenant que j’ai une si grande provision de vie en moi, qu’il est difficile de l’épuiser. » Et (en 56) de Sibérie encore, mais ayant fini son temps de bagne et venant d’épouser la veuve Marie Dmitrievna Issaiev : « Maintenant, ce n’est plus comme autrefois ; il