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Que nous sommes loin de Balzac, de son assurance et de son imperfection généreuse ! Flaubert même connut-il si âpre exigence de soi, si dures luttes, si forcenés excès de labeur ? Je ne crois pas. Son exigence est plus uniquement littéraire, si le récit de son labeur s’étale au premier plan dans ses lettres, c’est aussi qu’il s’éprend de ce labeur même, et que, sans précisément s’en vanter, du moins s’en énorgueillit-il ; c’est aussi qu’il a supprimé tout le reste, considérant la vie comme « une chose tellement hideuse que le seul moyen de la supporter, c’est de l’éviter », et se comparant aux « amazones qui se brûlaient le sein pour tirer de l’arc ». Dostoïevsky, lui, n’a rien supprimé ; il a femme et enfants, il les aime ; il ne méprise point la vie ; il écrit au sortir du bagne : « Au moins j’ai vécu ; j’ai souffert, mais quand même j’ai vécu. » Son abnégation devant son art, pour être moins arrogante, moins consciente et moins préméditée, n’en est que plus tragique et plus belle. Il cite volontiers le mot de Térence et n’admet pas que rien d’humain lui demeure étranger : « L’homme n’a pas le droit de se détourner et d’ignorer ce qui se passe sur la terre, et il existe pour cela des raisons morales supérieures : Homo sum, et nihil humanum… et ainsi de suite. » Il ne se détourne pas de ses douleurs, mais les assume dans leur plénitude. Lorsqu’il perd, à quelques mois d’intervalle, sa première femme et son frère Mikhaïl, il écrit :