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ainsi dans le pan de ma redingote ; je me promène avec ; il me bat les jambes.

— Et vous ne remarquez rien ?

— Et je ne remarque rien, hé, hé, hé ! Et figurez-vous, très estimé prince, — quoique le sujet ne mérite pas d’attirer si particulièrement votre attention, — mes poches sont toujours en bon état, et tout d’un coup, en une nuit, un pareil trou ! J’ai voulu me rendre compte et, en examinant la déchirure, il m’a semblé que quelqu’un avait dû faire cela avec un canif ; c’est presque invraisemblable !

— Et le général ?

— Hier, il n’a pas décoléré de toute la journée, et aujourd’hui c’est la même chose, il est de très mauvaise humeur. Par moments, il manifeste une gaieté bachique ou une sensibilité larmoyante, puis, tout d’un coup, il se fâche au point de m’effrayer positivement ! Moi, prince, après tout, je ne suis pas un homme de guerre ! Hier, nous étions ensemble au traktir ; voilà que, comme par hasard, le pan de ma redingote apparaît en évidence avec son gonflement insolite, le général me fait la mine, se fâche. Depuis longtemps, déjà, il ne me regarde plus en face, si ce n’est quand il est très pris de boisson ou très attendri ; mais hier il m’a regardé deux fois d’une telle façon que j’en ai eu froid dans le dos. Du reste, demain, j’ai l’intention de retrouver le portefeuille ; mais d’ici là je passerai encore une petite soirée avec lui au traktir.

— Pourquoi le tourmentez-vous ainsi ? cria le prince.

— Je ne le tourmente pas, prince, je ne le tourmente pas, répliqua avec chaleur Lebedeff, — je l’aime sincèrement et… je l’estime ; à présent, vous le croirez ou vous ne le croirez pas, il m’est