Page:Gide - Dostoïevsky, 1923.djvu/243

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’embusquer dans quelque coin pour brandir sa virilité aux yeux stupéfaits des passantes. Il me répondit par son « tur-lur-lu ». Il était ténébreusement ignorant et ne s’intéressait à rien du tout. Il n’avait aucune des idées que j’avais eu la candeur de lui attribuer, et son art du scandale était d’une monotonie morne. Ce crétin me déplaisait de plus en plus. Enfin, notre accointance se rompit, et dans la circonstance que je vais dire :

Nous venions d’encadrer — irrévérencieusement, à notre ordinaire — une jeune fille qui se hâtait sur le boulevard nocturne. Elle avait seize ans tout au plus ; peut-être vivait-elle de son travail ; sans doute l’attendait au logis sa mère, une pauvre veuve chargée de famille… Voilà que je sentimentalise… Nos propos salés s’échangèrent… Comme une bête traquée, elle précipitait son pas dans la nuit. Soudain elle s’arrêta essoufflée. Écartant d’un geste le fichu qui emmitouflait son chétif visage où les yeux brusquement luisirent :

— Oh ! comme vous êtes lâches ! dit-elle.

Je crus qu’elle allait sangloter. Point. À toute volée, elle administrait à l’étudiant la gifle la plus retentissante qui ait jamais sonné sur le facies d’un goujat. Il voulut se jeter sur elle. Je le maintins. Elle put fuir.

Restés seuls, nous commençâmes à nous quereller. Je lui dis tout ce que j’avais sur le cœur, sa nullité, sa bassesse. Il m’injuria (je lui avais confié que j’étais enfant naturel). Nous nous crachâmes au visage, copieusement. Depuis, je ne l’ai pas revu.

J’avais un grand dépit ; il diminua le lendemain ; le troisième jour j’avais tout oublié. C’est seulement à Pétersbourg que je me rappelai nettement cette scène. Je pleurai de honte, et aujourd’hui encore ce souvenir me torture.