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avec mes prémisses. Partant de la liberté illimitée, j’aboutis au despotisme illimité[1].

Écoutons encore l’abominable Pierre Verkhovensky :

Ce sera un désordre, un bouleversement, comme le monde n’en a pas encore connu. La Russie se couvrira de ténèbres et pleurera son ancien Dieu[2].

Sans doute, est-il bien imprudent, quand cela n’est pas malhonnête, de prêter à un auteur les pensées qu’expriment les personnages de ses romans ou de ses récits ; mais nous savons que c’est à travers eux tous que la pensée de Dostoïevsky s’exprime… et combien souvent se sert-il même d’un être sans importance pour formuler telle vérité qui lui tient à cœur. N’est-ce pas lui-même que nous entendons — à travers un personnage d’arrière-plan de l’Éternel Mari — parler de ce qu’il appelait le « mal russe », et dire :

Mon avis, à moi, c’est qu’en notre temps, on ne sait plus du tout qui estimer en Russie. Et convenez que c’est une affreuse calamité, pour une époque, de ne plus savoir qui estimer… N’est-il pas vrai[3] ?

Je sais bien qu’au travers de ces ténèbres où se débat aujourd’hui la Russie, Dostoïevsky,

  1. Possédés, II, p. 74.
  2. Ibid., p. 97.
  3. Éternel Mari, p. 177