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jamais encore rencontré de peuple sans religion, c’est-à-dire sans la notion du bien et du mal. Chaque peuple entend ces mots à sa manière. Les idées de bien et de mal viennent-elles à être comprises de même chez plusieurs peuples, ceux-ci meurent, et la différence même entre le mal et le bien commence à s’effacer et à disparaître[1].

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— J’en doute, observa Stavroguine ; — vous avez accueilli mes idées avec passion, et, par suite, vous les avez modifiées à votre insu. Déjà ce seul fait que, pour vous, Dieu se réduise à un simple attribut de la nationalité…

Il se mit à examiner Chatoff avec un redoublement d’attention, frappé moins de son langage que de sa physionomie en ce moment.

— Je rabaisse Dieu en le considérant comme un attribut de la nationalité ? cria Chatoff, — au contraire, j’élève le peuple jusqu’à Dieu. Et quand en a-t-il été autrement ? Le peuple, c’est le corps de Dieu. Une nation ne mérite ce nom qu’aussi longtemps qu’elle a son dieu particulier et qu’elle repousse obstinément tous les autres ; aussi longtemps qu’elle compte, avec son dieu, vaincre et chasser du monde toutes les divinités étrangères. Telle a été depuis le commencement des siècles la croyance de tous les grands peuples, de tous ceux, du moins, qui ont marqué dans l’histoire, de tous ceux qui ont été à la tête de l’humanité. Il n’y a pas à aller contre un fait. Les Juifs n’ont vécu que pour attendre le vrai Dieu, et ils ont laissé le vrai Dieu au monde. Les Grecs ont divinisé la nature, et ils ont légué au monde leur

  1. « La population des iles de l’Océanie se meurt, parce qu’elle n’a plus un ensemble d’idées rectrices de ses actions, une commune mesure pour juger ce qui est bien ou mal. » Reclus, Géographie, XIV, p. 931.