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Mais, en regard de cela, et pour vous montrer à quel point Dostoïevsky restait conscient de l’extrême danger qu’il y aurait à européaniser trop un pays, je tiens à vous live ce passage remarquable des Possédés[1] :

De tout temps la science et la raison n’ont joué qu’un rôle secondaire dans la vie des peuples, et il en sera ainsi jusqu’à la fin des siècles. Les nations se forment et se meuvent en vertu d’une force maîtresse dont l’origine est inconnue et inexplicable. Cette force est le désir insatiable d’arriver au terme, et en même temps elle nie le terme. C’est chez un peuple l’affirmation constante, infatigable, de son existence et la négation de la mort. « L’esprit de vie », comme dit l’Écriture, les « courants d’eau vive » dont l’Apocalypse prophétise le desséchement, le principe esthétique ou moral des philosophes, la « recherche de Dieu », pour employer le mot le plus simple. Chez chaque peuple, à chaque période de son existence, le but de tout le mouvement national est seulement la recherche de Dieu, d’un Dieu à lui, à qui il croit comme au seul véritable. Dieu est la personnalité synthétique de tout un peuple, considéré depuis ses origines jusqu’à sa fin. On n’a pas encore vu tous les peuples ou beaucoup d’entre eux se réunir dans l’adoration d’un même Dieu ; toujours chacun a eu sa divinité propre. Quand les cultes commencent à se généraliser, la destruction des nationalités est proche. Quand les dieux perdent leur caractère indigène, ils meurent, et avec eux les peuples. Plus une nation est forte, plus son dieu est distinct des autres. Il ne s’est

  1. Possédés, I, pp. 274, 275, 276.