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telle pensée ? J’errais tout seul. Je ne parle pas de moi personnellement, je parle… de la pensée russe. Là-bas, il y avait l’injure et la logique implacable ; là-bas un Français n’était qu’un Français, un Allemand qu’un Allemand, et avec plus de roideur qu’à n’importe quelle époque de leur histoire ; par conséquent, jamais le Français n’avait fait autant de tort à la France, l’Allemand à son Allemagne. Il n’y avait pas un seul Européen dans toute l’Europe ! Moi seul étais qualifié pour dire à ces incendiaires que leur incendie des Tuileries était un crime ; à ces conservateurs sanguinaires, que ce crime était logique : j’étais « l’unique Européen ». Encore un coup, je ne parle pas de moi, je parle de la pensée russe[1].

Et nous lirons encore plus loin :

L’Europe a pu créer les nobles types du Français, de l’Anglais, de l’Allemand, elle ne connaît rien encore de son homme futur. Et il me semble qu’elle ne veut rien encore en savoir. Et c’est compréhensible : ils ne sont pas libres, et nous, nous sommes libres. Moi seul, avec mon tourment russe, étais encore libre en Europe… Remarque, mon ami, une particularité. Tout Français, sans doute, peut servir, outre sa France, l’humanité ; mais à la condition stricte qu’il reste surtout Français ; de même l’Anglais et l’Allemand. Le Russe, lui, — déjà aujourd’hui, c’est-à-dire bien avant qu’il ait réalisé sa forme définitive, — sera d’autant mieux Russe qu’il sera plus Européen : c’est où gît notre quiddité nationale[2].

  1. L’Adolescent, p. 509.
  2. Ibid., p. 511.