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sément cet apport nouveau, sans lequel notre culture française risquerait de n’être bientôt plus qu’une forme vide, qu’une enveloppe sclérosée. Que savent-ils du génie français ? Qu’en savons-nous, sinon seulement ce qu’il a été dans le passé ? Il en va pour le sentiment national précisément comme pour l’Église. Je veux dire qu’en face des génies, les éléments conservateurs se comportent souvent comme l’Église s’est souvent comportée vis-à-vis des saints. Nombre de ceux-ci ont d’abord été rejetés, repoussés, reniés, au nom de la tradition même — qui bientôt deviendront les principales pierres d’angle de cette tradition.

J’ai souvent exprimé ma pensée au sujet du protectionnisme intellectuel. Je crois qu’il présente un grave danger ; mais j’estime que toute prétention à la dénationalisation de l’intelligence en présente un non moins grand. En vous disant ceci, j’exprime encore la pensée de Dostoïevsky. Il n’y a pas d’auteur qui ait été tout à la fois plus étroitement russe et plus universellement européen. C’est en étant aussi particulièrement russe qu’il peut être aussi généralement humain, et qu’il peut toucher chacun de nous d’une manière si particulière.

« Vieil Européen russe », disait-il de lui-même, et faisait-il dire à Versiloff dans l’Adolescent :

Car en la pensée russe se concilient les antagonismes… Qui aurait pu alors comprendre une