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crucifier pour tous, monter sur le bûcher, tout cela n’est possible qu’avec un puissant développement de la personnalité. Une personnalité fortement développée, tout à fait convaincue de son droit d’être une personnalité, ne craignant plus pour elle-même, ne peut rien faire d’elle-même, c’est-à-dire ne peut servir à aucun usage que de se sacrifier aux autres, afin que tous les autres deviennent exactement de pareilles personnalités, arbitraires et heureuses. C’est la loi de la nature : l’homme normal tend à l’atteindre[1].

Vous voyez donc que si les propos de Kiriloff nous paraissent tant soit peu incohérents au premier regard, pourtant à travers eux, c’est bien la propre pensée de Dostoievsky que nous parvenons à découvrir.

Je sens combien je suis loin d’avoir épuisé l’enseignement que l’on peut trouver en ses livres. Encore une fois, ce que j’y ai surtout cherché, consciemment ou inconsciemment, c’est ce qui s’apparentait le plus à ma propre pensée. Sans doute, d’autres y pourront découvrir autre chose. Et, maintenant que je suis arrivé à la fin de ma dernière leçon, vous attendez sans doute de moi quelque conclusion : Vers quoi nous mène Dostoïevsky et qu’est-ce au juste qu’il nous enseigne ?

Certains diront qu’il nous mène tout droit au bolchevisme, sachant bien pourtant toute l’horreur que Dostoïevsky professait pour l’anar-

  1. Correspondance, p. 540.