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depuis des années, arrive brusquement chez lui. Elle est près d’accoucher, mais Kiriloff ne se rend d’abord point compte de son état.

Imparfaitement traitée, cette scène pourrait être grotesque. C’est une des plus belles du livre. Elle forme ce que l’on appellerait, en argot de théâtre, une « utilité », en littérature, une « cheville » ; mais c’est précisément ici que l’art de Dostoïevsky se montre le plus admirable. Il pourrait dire avec Poussin : « Je n’ai jamais rien négligé. » C’est à cela même que se reconnaît le grand artiste ; il tire parti de tout, et fait de chaque inconvénient un avantage. L’action devait être ici ralentie. Tout ce qui s’oppose à sa précipitation devient de la plus haute importance. Le chapitre où Dostoïevsky nous raconte l’arrivée inopinée de la femme de Chatoff, le dialogue des deux époux, l’intervention de Kiriloff, et la brusque intimité qui s’établit entre ces deux hommes, tout cela forme un des plus beaux chapitres du livre. Nous y admirons de nouveau cette absence de jalousie, dont je vous parlais précédemment. Chatoff sait que sa femme est enceinte, mais du père de cet enfant qu’elle attend, il n’est même pas question. Chatoff est tout éperdu d’amour pour cette créature qui souffre et qui ne trouve à lui dire que des paroles blessantes.

Or, cette circonstance seule sauve les coquins de la dénonciation qui les menaçait et leur permit