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— En revanche, un lâche et un espion comme toi en fera son profit ! vociféra-t-il en réponse à cette menace obscure ; après quoi il sortit.

Ce furent de nouveaux cris et des exclamations.

— L’épreuve est faite[1].

Celui que l’on doit tuer se désigne ainsi lui-même. Il s’agit de se hâter : le meurtre de Chatoff doit prévenir sa dénonciation.

Admirons ici l’art de Dostoïevsky, car entraîné à vous parler sans cesse de ses pensées, je me reproche d’avoir laissé trop de côté l’art admirable avec lequel il les expose.

Il se passe, à ce moment du livre, quelque chose de prodigieux, qui soulève un problème d’art particulier. On va répétant qu’à partir d’un certain moment de l’action, rien n’en doit plus distraire : l’action se précipite et doit aller tout droit au but. Eh bien ! c’est précisément à ce moment — celui où l’action est engagée sur la pente la plus rapide — que Dostoïevsky imagine les interruptions les plus déconcertantes. Il sent que l’attention du lecteur est à ce point tendue, que tout, à ce moment, prendra une excessive importance. Il ne craindra donc pas de distraire de l’action principale par des crochets subits, où ses pensées les plus secrètes se trouveront mises en valeur. Le soir même où Chatoff va dénoncer ou être assassiné, sa femme qu’il n’a pas revue

  1. Possédés, II, p. 85.