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insatisfaction de la chair, une inquiétude, une anomalie. Ici, je m’excuse de me citer moi-même, mais, sans remployer les mêmes mots, je ne pourrais vous dire la même chose avec autant de netteté[1].

Il est naturel que toute grande réforme morale, ce que Nietzsche appellerait toute transmutation de valeurs, soit due à un déséquilibre physiologique. Dans le bien-être, la pensée se repose, et, tant que l’état de choses la satisfait, la pensée ne peut se proposer de le changer (j’entends l’état intérieur, car pour l’extérieur ou social, le mobile du réformateur est tout autre ; les premiers sont des chimistes, les seconds des mécaniciens). À l’origine d’une réforme, il y a toujours un malaise ; le malaise dont souffre le réformateur est celui d’un déséquilibre intérieur. Les densités, les positions, les valeurs morales lui sont proposées différentes, et le réformateur travaille à les réaccorder : il aspire à un nouvel équilibre ; son œuvre n’est qu’un essai de réorganisation selon sa raison, sa logique, du désordre qu’il sent en lui ; car l’état d’inordination lui est intolérable. Et, je ne dis pas naturellement qu’il suffise d’être déséquilibré pour devenir réformateur, mais bien que tout réformateur est d’abord un déséquilibré.

Je ne sache pas qu’on puisse trouver un seul réformateur, de ceux qui proposèrent à l’humanité de nouvelles évaluations, en qui l’on ne puisse découvrir ce que M. Binet-Sanglé appellerait une tare[2].

  1. Morceaux choisis, p. 101, § 1er.
  2. M. Binet-Sanglé est l’auteur d’un livre impie qu’il a inti-