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— Alors, vous le deviendrez. Prenez garde, Kiriloff, j’ai entendu dire que c’est précisément ainsi que cela commence. Un homme sujet à cette maladie m’a fait la description détaillée de la sensation qui précède l’accès, et, en vous écoutant, je croyais l’entendre. Lui aussi m’a parlé des cinq secondes, et m’a dit qu’il était impossible de supporter plus longtemps cet état. Rappelez-vous la cruche de Mahomet : pendant qu’elle se vidait, le prophète chevauchait dans le paradis. La cruche, ce sont les cinq secondes ; le paradis c’est votre harmonie, et Mahomet était épileptique. Prenez garde de le devenir aussi, Kiriloff.

— Je n’en aurais pas le temps, répondit l’ingénieur, avec un sourire tranquille.

Dans l’Idiot, nous entendons également le prince Muichkine, qui lui aussi connaît cet état d’euphorie, le rattacher aux crises d’épilepsie dont il souffre.

Ainsi donc Muichkine est épileptique ; Kiriloff est épileptique ; Smerdiakoff est épileptique. Il y a un épileptique dans chacun des grands livres de Dostoïevsky : épileptique, nous savons que Dostoïevsky l’était lui-même, et l’insistance qu’il met à faire intervenir l’épilepsie dans ses romans nous éclaire suffisamment sur le rôle qu’il attribuait à la maladie dans la formation de son éthique, dans la courbe de ses pensées.

À l’origine de chaque grande réforme morale, si nous cherchons bien, nous trouverons toujours un petit mystère physiologique, une