Page:Gide - Dostoïevsky, 1923.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toïevsky et d’aborder une des vérités les plus importantes qui me restent à vous dire[1] :

— Il y a des moments — et cela ne dure que cinq ou six secondes de suite — où vous sentez soudain la présence de l’harmonie éternelle. Ce phénomène n’est ni terrestre, ni céleste, mais c’est quelque chose que l’homme, sous son enveloppe terrestre, ne peut supporter. Il faut se transformer physiquement ou mourir. C’est un sentiment clair et indiscutable. Il vous semble tout à coup être en contact avec toute la nature, et vous dites : « Oui, cela est vrai. Quand Dieu a créé le monde, il a dit à la fin de chaque jour de la création : « Oui, cela est vrai, cela est bon. » C’est… ce n’est pas de l’attendrissement, c’est de la joie. Vous ne pardonnez rien, parce qu’il n’y a plus rien à pardonner. Vous n’aimez pas non plus, oh ! ce sentiment est supérieur à l’amour ! Le plus terrible, c’est l’effrayante netteté avec laquelle il s’accuse, et la joie dont il vous remplit. Si cet état dure plus de cinq secondes, l’âme ne peut y résister et doit disparaître. Durant ces cinq secondes, je vis toute une existence humaine, et pour elle, je donnerais toute ma vie, car ce ne serait pas les payer trop cher. Pour supporter cela pendant dix secondes, il faut se transformer physiquement. Je crois que l’homme doit cesser d’engendrer. Pourquoi des enfants, pourquoi le développement si le but est atteint ?

— Kiriloff, est-ce que cela vous prend souvent ?

— Une fois tous les trois jours, une fois par semaine.

— Vous n’êtes pas épileptique ?

— Non.

  1. Possédés, II, p. 308.