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Rathenau, qui vint me retrouver en pays neutre et passa deux jours avec moi, je l’interrogeai sur les événements contemporains et lui demandai en particulier ce qu’il pensait du bolchevisme et de la révolution russe. Il me répondit que naturellement, il souffrait de toutes les abominations commises par les révolutionnaires, qu’il trouvait cela épouvantable… « Mais, croyez-moi, dit-il : un peuple n’arrive à prendre conscience de lui-même et pareillement un individu ne peut prendre conscience de son âme qu’en plongeant dans la souffrance, et dans l’abîme du péché. »

Et il ajouta : « C’est pour n’avoir consenti ni à la souffrance ni au péché que l’Amérique n’a pas d’âme. »

Et c’est ce qui me faisait vous dire, lorsque nous voyons le starets Zossima se prosterner devant Dmitri, Raskolnikoff se prosterner devant Sonia, que ce n’est pas seulement devant la souffrance humaine qu’ils s’inclinent ; c’est aussi devant le péché.

Ne nous méprenons pas sur la pensée de Dostoïevsky. Encore une fois, si la question du surhomme est nettement posée par lui ; si nous la voyons sournoisement reparaître dans chacun de ses livres, nous ne voyons triompher profondément que les vérités de l’Évangile. Dostoïevsky ne voit et n’imagine le salut que dans le renoncement de l’individu à lui-même ; mais, d’autre part, il nous donne à entendre que l’homme n’est jamais plus près de Dieu que