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lement par la société et transmises par les ancêtres.

Il est même à remarquer que presque tous ces bienfaiteurs et ces guides de l’espèce humaine ont été terriblement sanguinaires. En conséquence, non seulement tous les grands hommes, mais tous ceux qui s’élèvent tant soit peu au-dessus du niveau commun, qui sont capables de dire quelque chose de nouveau, doivent, en vertu de leur nature propre, être nécessairement des criminels, plus ou moins, bien entendu. Autrement, il leur serait difficile de sortir de l’ornière ; quant à y rester, ils ne peuvent certainement pas y consentir et, à mon avis, leur devoir même le leur défend[1].

« Une même loi pour le lion et pour le bœuf, c’est oppression », lisons-nous dans Blake.

Mais le seul fait que Raskolnikoff se pose la question, au lieu de la résoudre simplement en agissant, nous montre qu’il n’est pas vraiment un surhomme. Sa faillite est complète. Il ne se délivre pas un instant de la conscience de sa médiocrité. C’est pour se prouver à lui-même qu’il est un surhomme qu’il se pousse au crime.

Tout est là, se répète-t-il. Il suffit d’oser. Du jour où cette vérité m’est apparue, claire comme

  1. Crime et châtiment, I, pp. 309 et 310. Remarquez ici, en passant, que malgré cette profession, Raskolnikoff est demeuré croyant.

    « — Croyez-vous en Dieu ? Pardonnez-moi cette curiosité.

    « — J’y crois, répéta le jeune homme en levant les yeux sur Porphyre.

    « — Et… à la résurrection de Lazare ?

    « — Oui. Pourquoi me demandez-vous tout cela ?

    « — Vous y croyez littéralement ?

    « — Littéralement. » (Crime et châtiment, I, p. 312.) En quoi Raskolnikoff diffère des autres surhommes de Dostoïevsky.