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s’est point tant greffée sur celles-ci qu’elle ne les bouscule et remplace ; question qui comporte aussi son angoisse, une angoisse qui conduit Nietzsche à la folie. Cette question, c’est : « Que peut l’homme ? Que peut un homme ? » Cette question se double de l’appréhension terrible que l’homme aurait pu être autre chose ; aurait pu davantage, qu’il pourrait davantage encore ; qu’il se repose indignement à la première étape, sans souci de son parachèvement.

Nietzsche fut-il précisément le premier à formuler cette question ? Je n’ose l’affirmer, et sans doute l’étude même de sa formation intellectuelle nous montrera qu’il rencontrait déjà cette question chez les Grecs et chez les Italiens de la Renaissance ; mais, chez ces derniers, cette question trouvait tout aussitôt sa réponse et précipitait l’homme dans un domaine pratique. Cette réponse, ils la cherchaient, ils la trouvaient immédiatement, dans l’action et dans l’œuvre d’art. Je songe à Alexandre et César Borgia, à Frédéric II {celui des Deux-Siciles), à Léonard de Vinci, à Gœthe. Ce furent là des créateurs, des êtres supérieurs. Pour les artistes et pour les hommes d’action, la question du surhomme ne se pose pas, ou du moins elle se trouve tout aussitôt résolue. Leur vie même, leur œuvre est une réponse immédiate. L’angoisse commence lorsque la question demeure sans réponse ; ou même dès que la question précède de loin la réponse. Celui qui réflé-