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— Mais il n’y a pas encore si longtemps, vous étiez de mauvaise humeur, vous vous êtes fâché contre Lipoutine ?

— Hum ! à présent, je ne gronde plus. Alors je ne savais pas encore que j’étais heureux. Avez-vous quelquefois vu une feuille, une feuille d’arbre ?

— Oui.

— Dernièrement, j’en ai vu une : elle était jaune, mais conservait encore en quelques endroits sa couleur verte ; les bords étaient pourris. Le vent l’emportait. Quand j’avais dix ans, il m’arrivait en hiver de fermer les yeux exprès et de me représenter une feuille verte, aux veines nettement dessinées, un soleil brillant. J’ouvrais les yeux et je croyais rêver, tant c’était beau, je les refermais encore.

— Qu’est-ce que cela signifie ? C’est une figure ?

— N-non… Pourquoi ? Je ne fais point d’allégorie. Je parle seulement de la feuille. La feuille est belle. Tout est bien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Quand donc avez-vous eu connaissance de votre bonheur ?

— Mardi dernier, ou plutôt mercredi, dans la nuit du mardi au mercredi.

— À quelle occasion ?

— Je ne me le rappelle pas ; c’est arrivé par hasard. Je me promenais dans ma chambre… cela ne fait rien. J’ai arrêté la pendule, il était deux heures trente-sept[1].

Mais, direz-vous, si la sensation triomphe de la pensée, si l’âme ne doit plus connaître d’autre

  1. Les Possédés, I, pp. 257-258.