Page:Gide - Dostoïevsky, 1923.djvu/187

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que le Christ, comme partout ailleurs dans l’Évangile, nous révèle : « Si vous savez ces choses, vous êtes heureux », dit encore le Christ (saint Jean, XIII, 17). Non pas : « Vous serez heureux », mais : « Vous êtes heureux ». C’est à présent et tout aussitôt que nous pouvons participer à la félicité.

Quelle tranquillité ! Ici vraiment le temps s’arrête, ici respire l’éternité. Nous entrons dans le Royaume de Dieu.

Oui, c’est ici le centre mystérieux de la pensée de Dostoïevsky et aussi de la morale chrétienne, le secret divin du bonheur. L’individu triomphe dans le renoncement à l’individualité : Celui qui aime sa vie, qui protège sa personnalité, la perdra ; mais celui-là qui en fera l’abandon la rendra vraiment vivante, lui assurera la vie éternelle ; non point la vie futurement éternelle, mais la fera dès à présent vivre à même l’éternité. Résurrection dans la vie totale, oubli de tout bonheur particulier. Ô réintégration parfaite !

Cette exaltation de la sensation, cette inhibition de la pensée n’est nulle part mieux indiquée que dans ce passage des Possédés, qui fait suite à celui que je vous lisais tout à l’heure :

— Vous paraissez fort heureux, dit Stavroguine à Kirioff.

— Et je suis fort heureux, en effet, reconnut celui-ci du même ton dont il eût fait la réponse la plus ordinaire.