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cette puissance du lendemain, cette remise de jour en jour, ce report en avant, du bonheur. J’appris enfin, quand il était déjà presque trop tard, à vivre dans l’instant présent, à comprendre que le soleil qui m’éclaire est aussi beau maintenant qu’il le sera jamais, à ne pas chercher à m’inquiéter sans cesse du futur ; mais au temps de ma jeunesse, j’étais victime de cette illusion, que pour une raison ou pour une autre, entretient en nous la nature, qui fait que, par le plus radieux matin de juin, nous pensons aussitôt à des matins de juillet qui seront plus radieux encore.

Je ne me permets de rien dire, pour ou contre la doctrine de l’immortalité, je dis simplement ceci : que les hommes ont pu être heureux sans elle, et même en temps de désastre, et que voir toujours dans l’immortalité le seul ressort de nos actions ici-bas est une exagération de cette folie qui nous abuse tous et tout le long de la vie, par un espoir sans cesse reculé, de sorte que la mort viendra sans que nous ayons pu jouir pleinement d’une seule heure[1].

Volontiers, je m’écrierais : « Que m’importe la vie éternelle, sans la conscience à chaque instant de cette éternité ! La vie éternelle peut être dès à présent toute présente en nous. Nous la vivons dès l’instant que nous consentons à mourir à nous-mêmes, à obtenir de nous ce renoncement, qui permet immédiatement la résurrection dans l’éternité. »

Il n’y a ici ni prescription, ni ordre ; simplement, c’est le secret de la félicité supérieure

  1. Traduit de l’anglais.