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contraint-on pas à jouer toute leur vie un personnage étrangement différent d’eux-mêmes, et combien n’est-il pas difficile de reconnaître en soi tel sentiment qui n’ait été précédemment décrit, baptisé, dont nous n’ayons devant nous le modèle ? Il est plus aisé à l’homme d’imiter tout que d’inventer rien. Combien d’êtres acceptent de vivre toute leur vie tout contrefaits par le mensonge, qui trouvent malgré tout, et dans le mensonge même de la convention, plus de confort et moins d’exigence d’effort que dans l’affirmation sincère de leur sentiment particulier ! Cette affirmation exigerait d’eux une sorte d’invention dont ils ne se sentent pas capables.

Écoutons Trousotzky :

— Tenez, Alexis Ivanovitch, il m’est revenu ce matin, pendant que j’étais dans ma voiture, une petite histoire très drôle qu’il faut que je vous raconte. Vous parliez tout à l’heure de l’homme « qui se jette au cou des gens ». Vous vous rappelez peut-être Semen Petrovitch Livtsov qui est arrivé à T… de votre temps ? Eh bien ! Il avait un frère cadet, un jeune beau, de Pétersbourg comme lui, qui était en fonctions auprès du gouverneur de V… et était très apprécié. Il lui arriva un jour de se quereller avec Goloubenko, le colonel, dans une société ; il y avait là des dames, et, parmi elles, la dame de son cœur. Il se sentit fort humilié, mais il avala l’offense, et ne dit mot. Peu après, Goloubenko lui souffla la dame de son cœur et la demanda en mariage. Que pensez-vous que fit Livtsov ? Eh bien ! Il fit en sorte de devenir